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28/3/16 | Charles Gave |
L’Europe submergée, c’était prévu !
De temps en temps, j’aime bien fouiller dans ma bibliothèque où règne bien sûr le plus grand désordre. Lors de l’un de ces moments de redécouverte, je suis tombé sur un livre d’Alfred Sauvy, publié en 1987, et qui avait pour titre « L’Europe submergée, Sud Nord dans trente ans ». Dans ce livre, Sauvy s’intéressait à l’inévitable déferlement du Sud vers le Nord, en utilisant les statistiques démographiques disponibles à l’époque. En s’appuyant sur une analyse assez simple des différences de taux de fécondité entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, il arrivait à la conclusion que vers 2017, il risquait d’y avoir quelques problèmes d’immigration dans le vieux continent. Plutôt bien vu… Mais ce n’était pas la première fois. En 1959, il avait publié un autre livre où il expliquait que compte tenu du baby boom, on risquait d’avoir une révolution dans les universités vers 1968 en raison de la surpopulation étudiante. Et il conseillait de préparer l’arrivée de ces centaines de milliers d’étudiants… Comme rien ne fut fait, nous eûmes les événements de mai 68 « à la surprise générale ». Dans son livre « L’Europe submergée », dès 1987, il s’essayait à analyser ce qu’il fallait faire puisque l’on allait avoir des mouvements de population massifs et que l’on avait trente ans pour agir et se préparer. Et bien entendu, rien de ce qu’il préconisait ne fut fait, le court terme et les expédients l’emportant comme souvent hélas sur les analyses raisonnées, en tout cas dans les milieux politiques. Mais retrouver ce livre m’a ramené bien des années en arrière, car Sauvy fut certainement l’un de ceux qui m’ont les plus marqué au début de mes années de formation. (Je suis toujours en formation, je tiens à le préciser ici, mais plutôt à la fin de cette dernière). J’ai tout aimé chez lui. Il était catalan, fils de vigneron, grand blessé de guerre, polytechnicien ayant intégré après la première guerre mondiale où il avait servi avec honneur, joueur de rugby (il est rentré sur un terrain de rugby comme joueur pour la dernière fois à 72 ans), skieur, se disant de gauche et ne s’appuyant que sur une analyse impitoyable de la réalité, fondateur de l’INSEE et de l’INED (Institut national d’études démographiques), de la revue Population, auteur de dizaines d’ouvrages et de centaines d’articles. On raconte (en fait c’est lui qui le racontait) que Léon Blum l’avait contacté pour faire partie de son cabinet en 1936. Hésitant, il avait répondu au dirigeant socialiste : « Je ne sais pas si je vais accepter tant à l’évidence vous ne connaissez rien à l’économie ». Et il avait dit à Léon Blum : « Votre expérience socialiste durera deux ans. C’est en général ce que durent les expériences socialistes ». On songe à l’expérience de 1981 à 1983 et on sourit. A cela, Blum avait répondu superbement : « Mais enfin Sauvy, si j’y connaissais quelque chose, je ne serais pas socialiste !» On ne saurait mieux dire, et toute l’histoire de France confirme ce qui n’était pas à l’évidence un jeu de mots mais une vérité profonde et qui ne s’est jamais démentie depuis. Comme le disait l’un de mes amis, homme politique : « On ne peut être à la fois socialiste, compétent et honnête. Il faut choisir deux des qualités sur trois ». C’est ce que semblait croire Léon Blum. En tout cas, les évènements depuis 1981 confirment cette plaisanterie, qui n’est après tout qu’une évidence factuelle. Fin 1936, Sauvy est au cabinet de Paul Reynaud, en charge d’écrire les décrets pour relancer l’économie française, plombée à mort par l’expérience socialiste. Et il suit, à la stupéfaction générale, une politique que l’on appellera quarante-cinq ans après une politique « de l’offre », totalement à rebours du consensus de l’époque, et tout le monde lui tombe dessus. Et bien entendu l’économie repart à toute allure, la croissance s’interrompant hélas avec l’arrivée de la guerre. C’est lui qui inventa l’expression « le tiers monde », vouée à un succès planétaire, mais qu’il reniera à la fin de sa vie, tant les situations entre les différents pays avaient évolué. C’est chez lui que j’ai vu mentionner pour la première fois la hausse du CO2 dans l’atmosphère, qui pouvait selon lui amener à terme à de graves problèmes Tout ce qui était vivant l’intéressait. En 1976, il publie son livre qui m’a sans doute le plus influencé, « L’économie du Diable », où il s’essaie à traiter des causes de la stagflation, c’est-à-dire la présence simultanée de l’inflation et du chômage. Dans ce livre, il explique fort clairement les raisons qui président à l’irruption de ce phénomène et il cite nommément le salaire minimum (qui empêche les plus faibles de travailler puisqu’ils ne sont pas rentables), la limitation du temps de travail, l’interdiction faite aux retraités de travailler, l’existence de professions monopolistiques et protégées, le blocage des prix dans des professions concurrentielles et bien d’autres encore. Tous les facteurs qu’il cite sont de nature à empêcher le développement d’une offre susceptible de rencontrer une demande solvable. Les contraintes mises à la production empêchent en effet toute embauche, ce qui fait que l’offre insuffisante amène fort naturellement à des hausses de prix et à la faiblesse de la monnaie. Eh bien, le lecteur peut vérifier tout cela en lisant ce livre qui n’a pas pris une ride : le programme commun de la gauche est signé en 1978 entre les communistes, les socialistes et les radicaux de gauche, et toutes les mesures préconisées étaient celles dont Sauvy avait dit dans son livre qu’elles amenaient toujours à des désastres. Et les socialistes, n’apprenant jamais de leurs erreurs, remettront le couvert avec les 35 heures sous Jospin et la hausse sur la fiscalité du capital sous Hollande. Et bien entendu, à chaque fois que ce programme fut appliqué, nous eûmes un désastre. La seule différence entre 1936, 1981 et 1995 fut qu’au lieu d’avoir la Wehrmacht à Paris, nous avons eu la Bundesbank d’abord en attendant l’euro. C’était aussi un homme plein d’humour. Visitant un chantier avec le Président Mitterrand qui, en voyant un grand nombre de pelleteuses lui confiait « Ah Sauvy, si tous ces hommes avaient des pelles à la place d’avoir des machines, vous imaginez le nombre d’emplois créés ?» Il avait répondu « En effet, monsieur le Président. Mais imaginez s’ils avaient des petites cuillères ? ». Mais ce qui m’avait séduit chez Sauvy, c’était le slogan qu’il répétait à qui voulait l’entendre : « Le rôle de l’économiste c’est d’éclairer pour guider ».Et il ne pouvait s’empêcher de constater avec une certaine tristesse que dans toute sa carrière « d’éclaireur, » il n’y avait eu que deux hommes politiques qui s’étaient donné du mal pour comprendre ce qu’il disait, Paul Reynaud et Mendes-France. Et du coup, il les admirait beaucoup certes pour leur intelligence mais bien plus pour leur capacité à essayer de s’informer dans un domaine qu’ils maîtrisaient mal. Il en concevait un certain dédain pour la chose politique, tout en sachant que son rôle envers et contre tout était de continuer à éduquer pour éclairer. Mais la vraie raison pour lequel je l’admire est plus profonde : un
peu comme Schumpeter, il disait que celui qui commence une analyse doit
partir des données disponibles et non pas des préjugés qu’il pouvait
avoir au départ de l’analyse. Par là, il voulait dire qu’une analyse
scientifique doit partir d’abord de la réalité c’est-à-dire des
chiffres.
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