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21/7/12 Laurent Artur du Plessis
   La Tunisie : un laboratoire de la réislamisation !

Les artistes et auteurs tunisiens reçoivent des menaces de mort par téléphone et SMS, leurs portraits circulent sur Facebook accompagnés de leur nom, de leur adresse et de la mention « dead or alive ». Leurs persécuteurs ? Des islamistes radicaux qui les accusent de « blasphème ».

Les artistes persécutés par les islamistes

Une exposition de peintures – l’édition 2012 du Printemps des arts, au palais Abdelia, à la Marsa, du 1er au 10 juin – plongea la Tunisie dans le chaos : peu avant la mi-juin, plusieurs villes furent, durant quelques jours, le théâtre de violentes émeutes fomentées par des groupes salafistes « pour défendre les valeurs du sacré ». Dévots estimant que les œuvres du Printemps des arts offensaient la religion musulmane et jeunes chômeurs avides de pillage s’y côtoyèrent dans des confrontations violentes avec les forces de l’ordre. Le gouvernement ordonna le couvre-feu. Bilan de ce chaos : un mort, plusieurs centaines de blessés, des postes de police incendiés, des bars saccagés…

Les artistes abandonnés par le pouvoir et la justice

Le gouvernement, dominé par le parti « islamo-conservateur » Ennahda qui se dit modéré, n’a pas condamné les menaces de mort adressées aux artistes. Bien au contraire, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a rejeté la faute sur ces derniers : «L’exposition comportait beaucoup d’œuvres de mauvais goût, et artistiquement médiocres qui violent le sacré et portent atteinte à certains symboles de l’islam. Certaines appartiennent à des autodidactes qui n’ont rien à voir avec l’art plastique et véhiculent des messages politiques et idéologiques. L’art n’a pas à véhiculer une idéologie, il n’a pas à être révolutionnaire, il doit être beau. » Conformément à cette conception totalitaire de l’art, le parti Ennahda a voté une motion interne souhaitant la criminalisation des « atteintes au sacré ».

Les violences déclenchées par l’exposition de peinture du Printemps des arts firent écho à celles provoquées par le film Persépolis. La diffusion par la chaîne de télévision Nessma de ce film franco-iranien où figure une représentation d’Allah – c’est interdit par l’islam – avait exaspéré les islamistes radicaux. Il s’en était suivi de violents affrontements entre eux et les partisans de la laïcité. Les extrémistes avaient tenté d’envahir le siège de Nessma. Le PDG de la chaîne, Nabil Karoui, avait essayé d’éteindre l’incendie en présentant publiquement ses excuses au peuple tunisien pour la diffusion de la séquence litigieuse. Malgré cette reculade, les islamistes maintinrent leur action en justice contre lui pour « atteinte au sacré ». Il a été condamné en première instance à une amende de 1200 euros. Motif : « La diffusion d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs ». Comme pour l’exposition de peintures, la justice a donné tort à l’homme de l’art et non pas aux extrémistes religieux. Les tribunaux d’État s’inféodent progressivement à la charia.

Le face-à-face des deux Tunisies

Depuis que la révolution a eu raison de Ben Ali, les salafistes tunisiens multiplient les démonstrations de force pour contraindre la population à vivre selon les préceptes de la charia. C’est le prosélytisme religieux par la terreur. Ainsi, en mai dernier, les bars de Sidi Bouzid – berceau du soulèvement populaire de 2011 – baissèrent leur rideau sous la pression des islamistes. Le 26 de ce même mois, à Jendouba, au nord-ouest du pays, une troupe déchaînée de « barbus » armés de couteaux, de sabres et de cocktails Molotov attaqua plusieurs bâtiments. Ils étaient furieux parce que plusieurs salafistes ayant agressé des citoyens avaient été arrêtés par la police.

L’inquisition islamiste resserre son étau sur la Tunisie : insultes, menaces et agressions contre les cinémas, les théâtres, les débits de boisson, les boîtes de nuit, les passantes aux tenues jugées provocantes… La meute des islamistes radicaux, dont la plupart étaient incarcérés avant la révolution, est lâchée sur la société tunisienne. Deux Tunisies se retrouvent ainsi face-à-face : celle des libertés et celle de la charia (loi islamique).

Ennahda face aux surenchères salafistes

Ennahda, qui est à la tête de la coalition gouvernementale, est écartelée entre son partenariat avec les partis modérés et les surenchères de la mouvance radicale. Les groupes salafistes tels que Ansar al-charia (les partisans de la charia) accusent Ennahda de mollesse et de compromission avec les valeurs occidentales. Ils somment Ennahda de choisir « entre l’islam et les ennemis de l’islam ». Ils se font l’écho des propos d’Ayem el-Zawahiri, le nouvel émir d’Al-Qaïda, accusant Ennahda « d’inventer un islam acceptable aux yeux du Département d’État américain, de l’Union européenne ou des pays du Golfe ».

La mouvance radicale tunisienne appelle la population au soulèvement contre « les atteintes à la religion ». Depuis janvier 2011, les salafistes tunisiens ont déjà mis la main sur 400 des 5000 mosquées du pays. Ils tissent aussi méthodiquement leur toile dans l’enseignement. Ils veulent faire de la Tunisie une théocratie sunnite, tournée vers les Lieux saints de la Mecque et la prestigieuse Turquie d’Erdogan.

Quel camp Ennahda choisit-elle ? Mise en échec par la crise économique en tant que parti de gouvernement, Ennahda se garde bien de renforcer l’État de droit contre les extrémistes : elle préfère dispenser des compensations symboliques, celles-là même qui plaisent aux courants fondamentalistes. Elle joue la carte de la réislamisation, conformément à sa vocation initiale.

La crise économique joue contre la démocratie

Les extrémistes exercent un pouvoir de séduction sur les jeunes chômeurs des quartiers pauvres. Le marasme de l’économie tunisienne leur fournit des troupes de plus en plus nombreuses. C’est un cercle vicieux : le tourisme, qui était l’un des piliers de l’économie tunisienne, ne s’est toujours pas remis de la révolution parce que le calme n’est pas revenu. Pour la même raison, le marché immobilier s’effondre et maints investisseurs retirent discrètement leurs capitaux.

En outre, la rechute de l’économie mondiale handicape inévitablement l’économie tunisienne. C’est là un problème central : la surenchère islamiste ne pourra que prospérer sur le terreau de la misère. Entrant dans sa phase aiguë, la crise économique mondiale va ruiner les chances d’un redressement rapide de l’économie tunisienne. Et gonfler les rangs des islamistes radicaux.

Certes, les courants démocratiques et libéraux attachés au pluralisme politique et culturel et aux libertés publiques représentent une fraction majoritaire de la société tunisienne, parmi les femmes, les jeunes, les fonctionnaires… Les classes moyennes sont le vecteur le plus important de ces valeurs. Mais que pourront-elles face à une déferlante islamiste populaire impulsée par la crise économique ? Leur propre paupérisation exposera certaines de leurs composantes à la tentation islamiste. En outre, les radicaux intensifieront l’usage de la terreur, dont on voit déjà les premières manifestations. La terreur est un élément clé des processus de captation du pouvoir par les islamistes radicaux.

L’Iran en est un exemple : c’est par la terreur que l’ayatollah Rouhollah Khomeiny a écarté du pouvoir ses alliés (marxistes, libéraux…) de la révolution de 1979, et que son successeur, l’ayatollah Ali Khamenei, a étouffé la Révolution verte de 2009. Pourtant, la société iranienne comporte, elle aussi, une vaste classe moyenne et les aspirations à une démocratie pluraliste y sont fortes. Mais le pouvoir de la terreur est immense…

L’arrivée de la crise économique en Tunisie avait été le détonateur de la révolution dans ce pays l’année dernière. Mais les développements de la crise économique dévient le cours de la révolution au profit de la mouvance salafiste. L’opinion islamiste tunisienne est estimée à un peu plus d’un tiers des votants, qui eux-mêmes constituent la moitié de la population. Ce pourcentage est appelé à augmenter avec la rapide montée du chômage et le renchérissement du prix des denrées alimentaires. Le fondamentalisme islamiste – représenté par Ennahda et les partis de la mouvance radicale financés par l’Arabie Saoudite et le Qatar – pourrait être le grand gagnant des élections générales de mars 2013.

Semailles laïques, moissons islamistes

L’Occident considérait la Tunisie de Bourguiba et de Ben Ali comme un paradigme de modernité au sein du monde arabo-musulman, notamment pour l’essor de la laïcité et le statut de la femme. Certes, l’autoritarisme du régime (par ailleurs corrompu) bridait la vie politique et certaines libertés publiques, mais leur épanouissement à venir semblait inscrit dans les astres. En attendant cette apothéose, les mœurs se libéralisaient, les touristes et les investisseurs étrangers affluaient, l’économie prospérait.

La naissance du Printemps arabe en Tunisie conforta cette vision optimiste de l’avenir. Une vision élargie à l’ensemble des pays musulmans, qui semblaient voués à la contagion démocratique.

Mais cet optimisme a été démenti par les résultats des élections législatives tunisiennes d’octobre 2011 ayant porté au pouvoir le parti islamiste Ennahda. Ils ont stupéfié la mouvance laïque tunisienne elle-même, qui avait sous-estimé l’ampleur du radicalisme religieux dans son pays.

Les progrès de l’islamisme radical dans un pays aussi moderne que la Tunisie laissent deviner ce qu’ils pourront être dans des pays musulmans beaucoup moins avancés en termes socio-économiques, au cours de la phase aiguë de la crise économique mondiale qui s’annonce.

Laurent Artur du Plessis

 

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