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1/8/17 Claude Reichman
     
                Les termites attaquent la SNCF !
 
La rupture de la relation ferroviaire avec la capitale était la première atteinte portée à la province par l'offensive des termites. Premiers touchés, les Bretons se sentirent à nouveau les mal aimés du pays. On leur fit valoir que tous ceux qui se trouvaient sur le parcours des voies sinistrées étaient touchés tout autant qu'eux, mais ils ne démordirent pas de leur sourde rancœur à l'égard de la collectivité nationale. Les syndicats de paysans se réunirent d'urgence afin de trouver de nouveaux moyens d'action. Ils avaient en effet l'habitude de déboulonner les rails et d'arrêter les trains pour manifester leur mécontentement. Ces méthodes, en l'absence de trafic ferroviaire, devenaient inopérantes. Ils se sentaient pris à leur propre piège. Eux qui réclamaient sans cesse la fermeture des frontières pour se protéger des importations de produits étrangers se retrouvaient à demi enfermés dans leur réduit. Certes il restait, pour communiquer avec l'extérieur la route et l'air, mais le champ du possible se trouvait désormais borné par la cessation d'activité du rail et cette brutale rupture était ressentie comme une amputation.

L'offensive ferroviaire des termites survenait au pire moment : celui des départs en vacances. La vie du pays était suspendue deux mois durant par une sorte de trêve de Dieu. Il était admis qu'aucun problème ne pouvait trouver de solution, aucune décision irrévocable être prise pendant cette période. L'attention des citoyens était en effet tout entière requise par le choix des dates de leurs déplacements, et des moyens utilisés à cette fin. Ils n'attachaient que peu d'importance à leur villégiature elle-même, qui le plus souvent était banale et chargée d'ennui pour la plupart, mais la manière d'en gagner le lieu les passionnait et faisait l'objet de débats enflammés entre les tenants des divers modes de transport, entre les adeptes des heures traditionnelles et ceux qui prônaient les départs à l'aube ou les routes de nuit.

Pour le moment, seule la ligne ferroviaire de l'ouest était coupée, mais nul ne doutait que d'autres destinations cardinales ne fussent bientôt touchées. La compagnie avait très vite avoué son impuissance. Les termites avançaient plus rapidement que les équipes chargées de remplacer les traverses. Pire même : les insectes n'hésitaient pas à revenir sur les lieux de leurs premiers méfaits et attaquaient les parties remplacées avec une fureur qu'on eût dite décuplée par la volonté d'ôter tout espoir à l'adversaire.

Des équipes de la compagnie circulaient à pied le long des voies encore indemnes, guettant le moindre signe d'envahissement des traverses, mais cette garde avait quelque chose de désespérant car on savait bien que les pièces attaquées paraîtraient indemnes au regard jusqu'au moment où, brusquement, elles seraient réduites en poussière.
Même les sondages faits au hasard ne rassuraient pas quand ils étaient négatifs, car les termites avançaient avec une vitesse foudroyante.

Certains repensaient à la situation qu'avait vécu le pays quand les blindés germains, bien des décennies auparavant, s'étaient soudain rués à l'assaut, perçant toutes les lignes de défense, prenant les défenseurs de vitesse. « Chez nous, disaient-ils, on est toujours surpris. On se prépare sérieusement à la guerre, mais c'est à celle d'avant ». Le propos n'était pas original, mais il ne manquait pas de force. Car on ne pouvait employer d'autre terme que celui de guerre pour qualifier l'invasion du pays par les termites. Et cette guerre, à l'évidence, était d'un type nouveau. L'adversaire était-il celui qui agissait ou quelque puissance dont il s'était fait l'instrument ? On l'ignorait. De plus on n'avait nullement prévu les moyens de défense contre ce type d'agression. Tout avait changé d'échelle.

 Le termite, depuis des siècles, était un hôte connu de nos demeures. Il faisait en, quelque sorte partie de la collectivité nationale. Lorsque sa concentration en un endroit menaçait de rompre l'équilibre, soit on le combattait par des moyens chimiques qui avaient une efficacité certaine à condition d'être utilisés en quantité suffisante, et pendant le temps qu'il fallait, soit on leur abandonnait les lieux. On n'avait jamais imaginé que ces communautés somme toute paisibles pussent soudain être prises de frénésie et se lancer à la conquête du pays. On n'avait donc pas pris la précaution d'accumuler en des lieux sûrs et bien répartis des stocks d'armes chimiques destinées à les combattre. Et quand bien même les aurait-on eues, notre victoire n'eût pas été assurée, car les spécialistes aptes à manier ces armes étaient trop peu nombreux pour se porter sur tous les fronts d'une offensive généralisée.

Pour répondre à un défi de cette ampleur, il aurait fallu une mobilisation totale et permanente. Ce qui supposait d'une part que, bien à l'avance, on eût défini la menace et évalué les forces adverses, et d'autre part suscité dans le pays un sursaut civique et patriotique. On n'avait fait ni l'un ni l'autre, et c'était trop tard. Force était de s'en remettre à la providence, qui jusqu’'alors n'avait pas ménagé ses faveurs au pays, mais dont il avait peut-être, à force de veulerie et d'impéritie, épuisé les derniers élans de bienveillance.

Mais, malgré tous leurs défauts, nos concitoyens ne sont pas gens à se laisser abattre. Puisque le rail se refusait, il restait la route. Joseph n'avait pas d'automobile. C'était bien inutile, puisqu'en sa qualité d'ancien de la Compagnie, il voyageait gratuitement sur ses lignes. Fort heureusement son gendre en avait une. Il accompagna tout le monde jusqu'à la petite maison de Bretagne et revint aussitôt à son travail dans la capitale.

La maison était située tout à côté de la grande plage de sable clair. Chaque jour Joseph et Arlette y amenaient les enfants. Joseph surveillait les jeux des gamins et, en vérité, s'amusait avec eux. Arlette avait repris son ouvrage de broderie, auquel elle ne se consacrait que l'été. On allait faire les courses au village en vélo. Les jours succédaient aux jours, paisibles et gais. C'est à sa capacité d'oublier le danger qu'on mesure les vertus d'un peuple. En ce bel été, le nôtre donnait un magnifique exemple des siennes.

Claude Reichman
« La révolution des termites » (1990).
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