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28/3/12 Vaclav Klaus
     Pour s’en sortir, l’Europe doit se libérer de la              bureaucratie et de l’Etat-providence !

Evoquons le passage d'une économie industrielle traditionnelle à ce que l'on appelle aujourd'hui « l'économie de la connaissance ». Je vais sans doute vous décevoir car je n’adhère pas à cette idée de transition à une économie « fondée sur le savoir, et cela n'a jamais fait partie de nos objectifs. Notre problème était de nous affranchir d'un système d'économie étatique, semi-autarcique, totalement irrationnelle et complètement inefficace pour passer à une économie de marché fondée sur la propriété privée avec un minimum d'interventions de l'Etat et des frontières ouvertes au reste du monde.

Un demi-siècle d'expérience communiste nous a rendus très sensibles à l'usage de certains termes et concepts, même encore aujourd'hui. Nous vivions dans un monde où politiques industrielles nationales et politiques de développement, comme on les appelle aujourd'hui, étaient la norme. Nous sommes la meilleure preuve que cela ne marchait pas. Nous ne voulons pas recommencer les mêmes erreurs, ni tenter de nouvelles expériences qui nous mèneraient à vouloir à nouveau organiser notre économie d'en haut. Ce que nous voulions, c'était libérer l'économie, laisser les agents économiques découvrir par eux-mêmes où, comment, dans quoi et dans quel pays investir. Nous avons libéralisé, déréglementé l'économie, et démantelé son système de subventions. Nous n’avons aucune intention de la re-réglementer, même au nom de nouvelles priorités économiques, sans doute plus modernes, mais d’inspirations non moins bureaucratiques ou technocratiques.

Nous avons compris qu’aucun secteur économique ou industriel « magique » ne viendra jamais sauver notre vieille économie toute rouillée. Notre problème n'était pas que nous nous étions spécialisés dans de « mauvais » secteurs, mais simplement l'inefficacité complète de toute notre économie. La question était de réformer et de restructurer l'ensemble de l'économie, c'est-à-dire la « vieille économie », tout au moins autant que de promouvoir le développement de ce qu'il est à la mode d'appeler aujourd'hui « la nouvelle économie ». Nous avons compris que la concurrence (tant en interne que sur les marchés extérieurs) est une chose essentielle, car « nul ne saurait être compétitif sans concurrence ».

Notre programme économique était de développer la concurrence, de garantir la stabilité macro-économique, et de réduire l'inflation au minimum après des décennies de prix administrés qui avaient perdu tout contact avec la réalité économique. Nous n'avons pas essayé de dire aux entreprises ce qu'elles doivent faire. C'est aux agents économiques de découvrir où se nichent leurs avantages comparatifs. Nous faisons confiance à la rationalité de leurs comportements, à condition qu'ils soient réellement libres de décider et de choisir par eux-mêmes. En tant qu'économiste je crois à l'efficacité d'une véritable économie de marché, mais à aucune de toutes les autres formules dont il est aujourd'hui tant à la mode d'affubler l'économie, qu'il s'agisse de l'économie sociale de marché, de l'économie de l'information ou de la connaissance.

De ce point de vue, la récente crise nous envoie un signal clair. Les pays qui ont le mieux résisté, du moins en Europe, sont ceux qui se sont le moins laissés contaminer par les rêveries modernes de la désindustrialisation, et non ceux qui ont, soit multiplié les avantages particuliers au profit des industries de service, soit encouragé spécifiquement l'essor des technologies les plus sophistiquées. Une base industrielle solide et diversifiée est encore ce qui s'est révélé être le meilleur atout.

L'Europe est aujourd'hui une région qui fait problème. Pour beaucoup c'est venu comme une surprise. Ce n'est que depuis deux ans, depuis l'émergence de la crise de la dette souveraine, que la plupart des observateurs et commentateurs non européens ont commencé à s'y intéresser véritablement alors qu'ils n'avaient précédemment rien vu venir. Cette crise de la dette et de la zone euro n’est en fait que la partie la plus visible d’une crise européenne beaucoup plus ancienne et plus profonde qui est la conséquence à long terme d'un modèle économique et social européen fondé sur la sur-réglementation et le choix d'un Etat-providence improductif, ainsi que de la manière dont sont conçus le mode et la méthode du processus d'intégration européenne.

A l'origine de l'intégration européenne il y avait l'idée rationnelle et certainement bonne des pères-fondateurs de libéraliser l'Europe, de l'ouvrir au monde extérieur, d'éliminer les barrières qui existaient aux frontières de chaque pays, de former une zone de libre échange et un espace d'union douanière, de mettre en place un marché commun et un large espace économique interconnecté. Ce programme est celui qui a dominé les premières étapes du processus d'intégration européenne. Beaucoup de gens, tant en Europe que dans le reste du monde, croient que cette description s'applique encore à la situation européenne d'aujourd'hui. Ils se trompent.

La seconde étape de la construction européenne a été beaucoup moins positive. La libéralisation générale de l'économie et la suppression des obstacles aux échanges ont cédé la place à un autre projet où ces concepts ont été remplacés par la centralisation, la régulation, la standardisation, l'harmonisation de la plupart des activités et des paramètres économiques, par une migration radicale des compétences des pays-membres vers Bruxelles, par la transformation du concept d'intégration en une sorte de supranationalisme en lieu et place de l'intergouvernementalité qui présidait aux débuts du marché commun, par la dénationalisation des Etats-membres et le glissement vers une gouvernance européenne.

D’un continent européen fondamentalement hétérogène, et dont les succès du passé étaient précisément les fruits de cette diversité et de cette non-uniformité, on est progressivement passé à une Europe artificiellement unifiée et homogénéisée par une gouvernance et un droit centralisés. Les conséquences économiques de cette évolution ont été négatives et il en est résulté, selon le langage en vigueur, un « déficit démocratique » (un déficit de responsabilité démocratique), ce que, moi, j'appelle la « post-démocratie ».

Cette évolution très problématique s'est progressivement accélérée au fil d'un certain nombre de tournants historiques comme le Traité de Maastricht et celui de Lisbonne. Aux niveaux inférieurs, ce processus d'intégration centralisée a entraîné moins de conséquences. Une contradiction croissante est ainsi apparue entre la réalité de l’hétérogénéité européenne qui survit et l’uniformité institutionnelle qu’on cherche à lui imposer et qui s'est transformée en une forme de carcan aux effets délétères sur l'activité économique.

Le tournant crucial de ce processus fut la création de l'Union monétaire européenne et la mise en place d'une monnaie commune, d'abord à 12 pays, puis aujourd'hui à 17, qui ne forment même pas une zone monétaire optimale. La crise de la dette publique qui frappe actuellement la zone euro est la conséquence inévitable de ce système fondé sur le triple principe d'une seule monnaie, d'un seul taux de change et d'un seul taux d'intérêt pour un ensemble de pays dont les paramètres économiques diffèrent largement. Ce système a été le produit d'une décision politique où l'on n'a pas suffisamment prêté attention aux fondamentaux économiques en place. Je dois préciser que certains d'entre nous ont critiqué ce projet depuis des années, dès le début des années 1990.

Il est certain que des unions monétaires « non optimales » peuvent être « sauvées » grâce à un effort de solidarité entre les pays-membres, au prix d'énormes transferts budgétaires. Mais cela exige deux choses :

- la présence d'un authentique sentiment de solidarité (comme celui qui existait en Allemagne au moment de la réunification, mais qui n'existe pas au niveau européen) ;

- que les autorités politiques disposent d'une masse de manœuvre financière d'un montant suffisant.

Aucune de ces pré-conditions n'est aujourd'hui remplie, et c'est pour cela que je ne vois pas de sortie facile au double problème de la dette souveraine et de la crise de la zone euro. A moins d'un changement révolutionnaire dans la façon dont les Européens se sentent solidaires, ce à quoi je ne crois pas, la seule solution à long terme réside dans une accélération du rythme de la croissance économique en Europe. Mais, là encore, j'ai du mal à y croire. La plupart des pays européens sont aujourd'hui engagés dans des politiques d'austérité budgétaire, non seulement dans le court terme, mais au moins pour un certain nombre d'années. La rigueur budgétaire qui, actuellement, s'impose à eux rend impossible toute relance.

Mais le vrai problème vient de ce que c’est l’actuel système économique et social européen lui-même qui empêche le retour à une croissance rapide. L' "économie sociale de marché" européenne - comme on l'appelle en Allemagne - est un système qui accorde plus d'importance à la redistribution des revenus qu'au travail productif. On y privilégie le temps libre et les longues vacances au détriment du dur labeur. On y préfère la consommation à l'investissement, l'endettement à l'épargne, la sécurité à la prise de risque.

Tout cela participe d'un problème plus large de civilisation et de culture solidement enraciné en Europe et dans la plupart des pays membres de l'Union européenne. Un problème qu'on ne peut pas changer comme cela, du jour au lendemain, grâce à la magie d'un nouveau sommet de chefs d'Etats, ou par une succession de petites réformes sans douleurs. L’Europe ne pourra en sortir qu’au prix de véritables réformes structurelles, d’une nature systémique impliquant une tâche d’ampleur similaire à ce qui fut entrepris par des pays comme le mien, il y a vingt ans, au lendemain de la chute du communisme.

Comme vous le savez, la République tchèque est membre de l'Union européenne mais pas de la zone euro. Nous avons conservé notre propre monnaie, la couronne tchèque. En tant que pays d'Europe centrale, situé au cœur du continent, nous n'avions pas d'autre choix que de participer au processus d'intégration européenne, et c'est ainsi que nous sommes entrés dans l'Union européenne il y a à peu près huit ans.

Nous avions parfaitement conscience des problèmes liés à l'existence de la monnaie unique européenne. Notre préoccupation était d'accélérer notre rythme de croissance économique et de poursuivre notre processus d'ajustement, ce qui exigeait que nous conservions notre propre taux de change, notre propre taux d’intérêt et une politique monétaire autonome. Nous estimions qu’il n’y avait en définitive aucun avantage à utiliser un taux de change et un taux d’intérêt allemand, ou grec. Pour l'instant, nous n'avons toujours pas l'intention de rejoindre la zone euro.

Nous nous sommes aussi efforcés de mesurer tant les coûts que les avantages de notre adhésion à l'Union Européenne, bien qu'il soit politiquement plus correct, en Europe, de ne parler que des avantages.

Quels sont ces avantages ?

1. Faire partie d'un club prestigieux - pour combien de temps encore ? - de pays économiquement développés et stables est quelque chose qui, suppose-t-on, améliore l'image de marque et permet d'attirer les investisseurs étrangers.

2. Disposer d'un marché territorialement beaucoup plus étendu - sans barrières protectionnistes internes - est incontestablement un avantage.

3. Bénéficier d'un certain nombre de transferts financiers (à la condition de faire partie des pays dont le PNB par habitant est en dessous de la moyenne communautaire, ce qui est le cas de la République Tchèque) est également un avantage, mais celui-ci, dans notre cas, n'est relativement pas très grand, et de toute manière ne joue pas sur la situation macroéconomique globale.

4. L'application obligatoire du droit et des directives européennes n'est un avantage que dans la mesure où la législation du pays est plus sévère et moins bien organisée (ce qui, chez nous, n'est pas vraiment le cas).

Cela dit, être membre de l’Union européenne entraîne un certain nombre de coûts économiques difficiles à contester :

1. Chaque pays est contraint de participer, qu'il le veuille ou non, aux coûts de financement et d'entretien de cette énorme machine bureaucratique, lourde et coûteuse.

2. L'adhésion impose au pays lui-même d'assumer un certain nombre de coûts supplémentaires qui sont loin d'être négligeables (l'alourdissement des tracasseries et de la paperasserie bureaucratique, la nécessité d'organiser un nombre incalculable de conférences, de voyages et de réunions supplémentaires, la contrainte de participer au financement d'emplois européens inutiles, etc.).

3. L'importation d'une panoplie largement excessive de réglementations, de règles de contrôle, d'harmonisation, de standardisation, et d'aides subventionnées dont l'effet est de peser sur l'activité économique.

4. La mise en œuvre d'un modèle social européen surprotecteur et hyper-généreux qui accroît les phénomènes de démotivation économique.

Il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de donner une évaluation quantitative du résultat de tous ces facteurs. Mon opinion est que l’effet positif net lié à l’adhésion est en vérité très réduit, pour ne pas dire négatif. Ce n'est pas le ralentissement de la croissance économique qui caractérise l'Europe après cinquante ans d'approfondissement de l'intégration et de « toujours plus d'Europe » qui pourrait nous suggérer le contraire.

En conséquence, il ne faut pas s'attendre à ce que l'Europe soit l'une des locomotives de la reprise économique mondiale. Ce sont les pays émergents - Brésil, Russie, Inde, Chine -, y compris les pays exportateurs de pétrole qui font encore partie du « monde rationnel », qui joueront ce rôle pour les années à venir.

Vaclav Klaus
(Traduction Henri Lepage).

 

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