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12/4/15 Claude Reichman
     
         L’effondrement de la mairie de Bordeaux

Le téléphone sonna. Le président se leva et prit l'écouteur.

— C'est pour toi, dit-il à son ministre.

James fronça les sourcils. Il était exceptionnel qu'on dérangeât le président pour une communication destinée à un de ses visiteurs. Il pensa à sa femme. Dieu fasse qu'il ne lui fût rien arrivé. Il marcha rapidement vers le téléphone. Le président l'entendit poser quelques questions dont il ne pouvait interpréter le sens. James raccrocha et revint s'asseoir face au président.

— Rien de grave, j'espère, dit celui-ci.

— La mairie de Bordeaux vient de s'effondrer.

Ni l'un ni l'autre ne put rien ajouter. Le coup était rude. C'était la première grande victoire des termites en province. Son retentissement serait immense dans le pays. Il apparaissait clairement désormais que les insectes n'étaient nullement décidés à limiter leurs prétentions. Ils voulaient le pays tout entier et ils l'auraient. La ville de Bordeaux était à elle seule un symbole. Lieu de repli traditionnel des gouvernements lors des invasions, elle était le fief d'un des plus fidèles soutiens du président, et qui plus est ministre des Finances. Si folle que fût l'idée, on ne pouvait s'empêcher de penser que les termites obéissaient à une stratégie définie par des cerveaux supérieurs. Le soupçon effleura l'esprit du président qu'une puissance occulte, mais humaine et non animale, commandait l'invasion des insectes. Mais il ne pouvait confier ce sentiment à personne, de peur qu'on ne crût son psychisme ébranlé.
 

Maintenant il savait que le combat serait sans merci. En homme politique blanchi sous le harnois, il avait la capacité de vivre au jour le jour, sans trop penser à l'avenir. Mais il savait aussi effacer les apparences et apprécier les mouvements de fond dans leur ampleur et leurs conséquences. Ce qu'il apercevait maintenant l'emplissait d'effroi. Il se sentait seul et nu face au destin et à l'histoire. Une phrase de Trotski lui revenait en mémoire : « La révolution vérifie tout et elle vérifie par le sang ». Oui, c'était bien une révolution. Il importait peu de savoir si ses acteurs en étaient aussi les auteurs, ni quels en seraient les bénéficiaires, mais on ne pouvait plus reculer devant le mot. On avait pu hésiter au début sur le véritable sens de cette offensive. On ne devait plus douter aujourd'hui qu'en attaquant les uns après les autres les édifices administratifs, les termites n'eussent pour but suprême d'abattre l'Etat.

James prit congé. Evidemment il rentrait aussitôt à Bordeaux. Dans la voiture qui l'amenait à l'aéroport, il tentait vainement de fixer son esprit sur les événements, mais il ne cessait de penser à sa femme. Il avait eu une peur affreuse au moment de l'appel téléphonique et il ne parvenait pas à s'en remettre. Il avait eu tort de revenir au gouvernement. Combien d'années lui restait-il à vivre ? Cinq ? Dix ? Plus peut-être, ou peut-être moins. Quel besoin avait-il de siéger dans des conseils de gouvernement où l'on ne conseillait pas et où l'on gouvernait moins encore, parce que les choses vont leur train quoi qu'il arrive et que l'homme politique ne peut que suivre le mouvement ? Il avait dû se priver de ces matins frais sur le gazon où sa femme et lui rivalisaient d'adresse, club en main, dans la merveilleuse complicité de leurs âges apaisés. Il avait renoncé aussi aux soirées intimes où, avec quelques amis, ils parlaient sans retenue des gens et des choses, de ce qui faisait la vie et où la politique n'avait pas sa part.

Pourtant il l'avait aimée, la politique. Passionnément. Mais maintenant c'était fini. Il savait qu'elle n'était que le plus peuplé des déserts et qu'il n'avait plus rien à y chercher. Sans doute, avec plus d'ambition, aurait-il pu lui aussi accéder à la fonction suprême. Mais il ne regrettait rien. Un jour, alors qu'il venait d'avoir cinquante ans, il avait ouvert la fenêtre de son bureau, au ministère, et humé l'air embaumé du parc. Plantant là ses dossiers, il était parti à pied le long des rues et n'était rentré, épuisé, heureux, qu'à la nuit tombée. Cette escapade avait marqué la fin de son appétit de pouvoir. Chaque homme doit se connaître. Lui, il préférait la vie. Peu après, il s'était retiré dans son fief d'Aquitaine, avec pour seule ambition d'y couler des jours heureux.

Et il se trouvait là, dans une voiture officielle précédée de motards, courant porter le deuil de sa mairie effondrée, agrippé, avec un équipage affolé, aux commandes d'un immense bateau ivre. Le piège avait bien fonctionné. Il avait voulu tirer sa révérence à la politique, elle le rattrapait par le col et lui disait d'une voix ricanante qu'on ne quitte pas une vieille maîtresse.

Claude Reichman
(Extrait de « La révolution des termites »).


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