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Le Conseil d'Etat sonne à son tour le glas du monopole

13/1/05

Claude Reichman

Le Conseil d'Etat vient de porter un coup décisif au monopole de la sécurité sociale. Saisi d'un litige concernant les prestations d'action sociale en faveur des fonctionnaires, il a été amené à préciser le statut juridique de la Fédération nationale des mutuelles de la fonction publique, dite Mutualité fonction publique (MFP). Regroupant 29 mutuelles parmi lesquelles celles des ministères de la justice, de l'intérieur, de l'éducation nationale et des affaires étrangères, elle gère les prestations légales de sécurité sociale des fonctionnaires de l'Etat et des magistrats et en détenait, jusqu'à l'entrée en vigueur des directives européennes, le monopole.

Par décret du 27 avril 2001, le Premier ministre avait décidé de confier à la MFP la gestion exclusive d'un certain nombre de prestations sociales interministérielles, telles que les chèques vacances, les aides et prêts à l'installation, l'aide ménagère à domicile et l'aide à l'amélioration de l'habitat. Une mutuelle concurrente et deux syndicats de fonctionnaires avaient alors saisi le Conseil d'Etat d'une requête visant à l'annulation du décret du 27 avril 2001 au motif qu'il était contraire aux règles de concurrence établies par les articles 82 et 86 du traité instituant la Communauté européenne. Cela revenait en fait à demander au Conseil d'Etat si la MFP, qui gère un régime légal de sécurité sociale, est ou non une entreprise.

On mesure aussitôt l'importance de la question. Jusqu'alors, les tribunaux français, animés il faut le dire par la volonté de maintenir en vie aussi longtemps que possible le monopole de la sécurité sociale selon le souhait des gouvernements successifs, avaient considéré qu'un organisme gérant un régime légal de sécurité sociale n'était pas une entreprise, en raison notamment du fait qu'il mettait en œuvre un principe de solidarité. La réponse fut en fait donnée d'emblée par la démarche initiale du Conseil d'Etat qui interrogea le Conseil de la concurrence en lui demandant de lui " fournir tous éléments d'appréciation susceptibles de permettre de déterminer si la Mutualité fonction publique est placée, par l'effet de ce décret, en situation d'abuser d'une position dominante en particulier sur le marché des prestations sociales au profit des agents publics ". On n'interroge en effet le Conseil de la concurrence que dans le cadre de son domaine d'intervention, qui est précisément celui des entreprises !

Le Conseil de la concurrence rendit un avis aux termes duquel la MFP " se trouve placée, par l'effet du décret, en situation d'abuser de sa position dominante sur le marché de la gestion extérieure des prestations d'action sociale interministérielle et sur le marché de la protection complémentaire qui lui est connexe ".

Toutes les caisses d'assurance sociale sont visées

Il ne restait plus au Conseil d'Etat qu'à statuer. Ce qu'il fit par un arrêt rendu le 16 juin 2004. Alors que le Conseil de la concurrence et le commissaire du gouvernement considéraient que la MFP dispose d'une position dominante tant sur le marché de la prévoyance, qui était en cause en l'occurrence, que de la protection complémentaire, le Conseil d'Etat, à la suite d'un raisonnement quelque peu acrobatique, a jugé que si la MFP et les mutuelles qui la composent " disposent, d'une manière collective, d'une position dominante sur le marché de la protection complémentaire en matière de santé et de vieillesse des agents de l'Etat " (où en effet elles regroupent 75 % des cotisants), il n'en va pas de même en ce qui concerne les prestations d'action sociale interministérielle de l'Etat, où leur part de marché n'est que de 9%. Le décret contesté ne concernant que ce dernier domaine, le Conseil d'Etat a donc décidé qu'il n'y avait pas lieu de l'annuler.

Mais l'important n'est pas là. Il réside dans le fait que le Conseil d'Etat n'a pas contesté un seul instant la qualification d'entreprise d'un organisme, la Mutuelle fonction publique en l'occurrence, gérant un régime légal de sécurité sociale. Il suffit d'ailleurs de lire les considérants de l'arrêt pour en avoir la preuve éclatante :
" Considérant qu'aux termes de l'article 86 du traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté européenne, devenu l'article 82 : Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci (…) ; qu'aux termes de l'article 90 de ce même traité, devenu l'article 86 : 1. Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, (…) ; qu'en vertu de l'article L. 420-2 du code de commerce, est prohibée l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou un partie substantielle de celui-ci. "

Cet arrêt n'est novateur qu'en droit national. Il y a longtemps que la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a établi que la gestion conjointe par un organisme d'un régime légal et de régimes complémentaires ou supplémentaires, obligatoires ou facultatifs, confère automatiquement à cet organisme la qualification d'entreprise, le soumettant à la concurrence et le privant par conséquent de tout monopole. Tel est le cas de toutes les caisses d'assurance sociale françaises et c'est la raison pour laquelle aucune ne peut plus se prévaloir d'un quelconque monopole.

Gageons que les magistrats seront parmi les premiers à profiter de la liberté de l'assurance qu'ils viennent de confirmer si clairement. Compte tenu du niveau de leurs traitements qui, sans être mirobolants n'en sont pas moins convenables, ils ont beaucoup à y gagner. N'oublions pas en effet que l'assurance privée n'est pas proportionnelle au revenu mais fondée sur le niveau et l'étendue de la couverture du risque. Autrement dit qu'il ne s'agit pas d'un impôt mais bien d'une assurance. Ce que la Sécurité sociale n'aurait jamais dû cesser d'être si elle avait voulu avoir quelques chances de durer. Elle a choisi la contrainte plutôt que la mesure et l'équité, c'est ce dont elle est en train de mourir.

Claude Reichman

 

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