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Claude Reichman

Sarkozy, l'homme qui ne sait pas gouverner


 

Chapitre 9

                                         Une société à part



Face au spectacle d’un président de la République aussi imprévisible et correspondant si peu à l’idée qu’on se fait d’un chef d’Etat, on est forcément amené à se demander comment son accession au poste suprême a été possible. Si l’on s’en tient à son parcours apparent, rien de plus simple. Connaissant tous les rouages du parti dominant de la droite, il a mis à profit les circonstances, et notamment la fatigue de Jacques Chirac et la mise à l’écart judiciaire d’Alain Juppé, pour s’emparer des leviers de commande de l’UMP, en devenir le candidat et se faire élire au terme d’une campagne bien conçue et habilement menée, où il a en outre bénéficié du peu de crédibilité de son adversaire socialiste, Ségolène Royal.

On peut se demander ce qu’il serait advenu de la candidature Sarkozy s’il avait trouvé en face de lui un concurrent redoutable, bénéficiant d’une stature présidentielle et d’une excellente connaissance des dossiers. Tout porte à croire que l’élection se serait jouée à la marge et que Sarkozy aurait fort bien pu échouer aux portes du pouvoir. Mais ces hypothèses ne changent rien à la question fondamentale : comment un personnage comme Sarkozy a-t-il pu devenir président de la République ?

La réponse réside dans la composition et l’organisation de la société politique française. La plupart des sociétés politiques sont fondées sur le cursus honorum. On franchit les unes après les autres les marches du pouvoir, avec le risque de s’arrêter définitivement à chacune d’entre elles. Cela commence en général par une réussite dans la société civile et par la notoriété correspondante, qui se traduisent par l’obtention d’un mandat électif local, puis national. Si l’on dispose des qualités intellectuelles suffisantes, de charisme et d’esprit de conquête, on peut alors viser un statut de leader. Si bien que ceux qui sont ainsi sélectionnés pour concourir dans la compétition suprême offrent tous la garantie, établie par le temps et les épreuves successives, qu’ils sont aptes au pouvoir.

C’est ainsi qu’ont fonctionné la troisième et la quatrième République. L’une et l’autre sont tombées sous le choc de crises exceptionnelles, la deuxième guerre mondiale pour l’une, la guerre d’Algérie pour l’autre, et rien ne dit que, dans des temps ordinaires, elles eussent été incapables de conduire convenablement le pays. Bien entendu ne sont pas recevables les objections relatives au comportement parfois étrange de certains présidents des républiques défuntes. Ils n’avaient de rôle qu’honorifique et c’était le président du conseil qui gouvernait. Ceux qui ont exercé cette dernière fonction ont pu être moyens ou même médiocres, mais aucun n’a été qualifié d’inapte à la fonction.

La Ve République a rompu avec ce type d’organisation et de fonctionnement politique. Marqué par l’impuissance de la république à dominante parlementaire face à la montée des risques de guerre, le général de Gaulle a voulu donner à celle qu’il fonde en 1958 une capacité d’action reposant sur la prédominance du pouvoir exécutif. Dès lors, les joutes parlementaires ne sont plus qu’un théâtre d’ombres. L’administration prend tout le pouvoir, dirigée seulement par ceux des gouvernants qui disposent à la fois d’une parfaite connaissance des dossiers et d’une autorité reconnue. Ils sont peu nombreux dans ce cas, et les hauts fonctionnaires deviennent les véritables maîtres du pays. Pour asseoir définitivement leur pouvoir, ils partent à la conquêtes de circonscriptions électorales et s’emparent de l’appareil des principaux partis politiques, ceux qu’on appelle les partis de gouvernement, les seuls qui les intéressent puisque ces formations détiennent les clés qui ouvrent les portes du pouvoir exécutif, celui qui est maître de tout dans la Ve République.

Pour espérer arriver au sommet, il faut donc se tailler un fief électoral et bien se placer dans l’appareil du parti. On pourrait penser que le contact avec le peuple est préservé, puisqu’on doit forcément passer par l’élection. Mais en réalité, les choses ne sont pas aussi simples et l’assise populaire n’est qu’une illusion. Car pour être élu, il faut être candidat. Cela ressemble à un truisme, mais ce n’en est pas un. Tout le monde, certes, peut en théorie se présenter à une élection. En fait, ne peuvent se présenter vraiment, c’est-à-dire avec une chance d’être élu, que les candidats investis par un parti politique important.

Les électeurs français sont ainsi faits qu’ils n’accordent leurs suffrages qu’aux candidats officiels. On peut disserter à perte de vue sur les raisons de cette préférence, invoquer le passé monarchique de la France et l’onction de légitimité qui s’attache à toute personne investie par le pouvoir en place ou par celui qui a chance de le remplacer, mettre en cause l’indépendance des médias et le traitement quasi exclusif qu’ils accordent aux candidats officiels, reprocher à l’Etat de réserver le financement politique aux partis en place et d’interdire aux personnes morales et physiques d’y participer autrement qu’à la marge, au bout de toutes ces explications il ne reste qu’une réalité : l’investiture est la condition de l’élection.

Condition nécessaire, mais bien sûr pas suffisante. Encore faut-il avoir la bonne investiture. Peu importe : toute investiture sérieuse a vocation à devenir la bonne. Il suffit de savoir attendre l’élection suivante. L’histoire politique de ces dernières décennies est faite d’une longue série d’alternances entre les deux partis politiques dominants, ce qui démontre d’une part qu’aucun pouvoir n’a réussi assez pour être reconduit à l’élection suivante, d’autre part que personne n’est parvenu à s’introduire dans le jeu bien huilé des partis de gouvernement, ni même à le troubler.

Dès lors la compétition pour accéder au pouvoir ne se déroule plus devant le corps électoral, mais au sein des partis politiques. Et ceux qui vont être sélectionnés n’auront pas à justifier d’une quelconque réussite civile préalable, mais seulement de leur aptitude à conquérir des positions de pouvoir au sein du parti, à nouer des alliances internes et à savonner la pente à leurs rivaux. On conviendra que cet art - car même mineur, c’en est un - n’a strictement aucun rapport avec la démocratie et le combat des idées. Et il est de fait que depuis Charles de Gaulle et, dans une certaine mesure Georges Pompidou, aucun président de la République française n’a été porteur d’idées. C’était le premier résultat du nouveau processus de sélection des hommes politiques institué par la Ve République. L’élection de Nicolas Sarkozy va fournir le second : l’accession à la présidence d’un homme incapable de l’exercer !

Plus les années ont passé, plus les politiciens se sont coupés du peuple. En fait, ils forment une société à part. Et si les places y sont très chères, c’est pour une raison que la fiscalité et les prélèvements sociaux expliquent presque à eux seuls. La France est devenue un pays où quand on vit d’un travail consistant à vendre son temps (c’est le cas de tous les salariés et des professions libérales), on ne peut disposer de plus de 4500 euros par mois de revenu net. Pour gagner par exemple 1000 euros nets de plus, il faut augmenter sa rémunération brute de 10 000 euros. Autrement dit, le gain marginal, au delà de 4500 euros, est ridiculement faible par rapport à la quantité de travail supplémentaire à fournir ou à l’augmentation de salaire à obtenir.

Au contraire, un député bénéficie, entre sa rémunération et les sommes mises à sa disposition par l’Assemblée nationale, d’environ 18 000 euros par mois, qu’il utilise pratiquement sans contrôle. Ce qui signifie qu’un député dispose de quatre fois plus de moyens qu’un citoyen gagnant 4500 euros par mois. Or les députés se recrutent pour l’essentiel dans les catégories sociales qu’on appelle les classes moyennes supérieures, dont le revenu se situe précisément au seuil que nous venons d’indiquer et au-delà duquel tout gain supplémentaire est quasi impossible.

Les candidats à la députation ne sont pas forcément animés par l’appât du gain, et d’ailleurs lorsqu’ils se présentent pour la première fois, ils ignorent le plus souvent le traitement avantageux dont ils vont bénéficier. Ils ne tardent évidemment pas à le découvrir. Dès lors, leur religion est faite : tout, plutôt que de retourner au turbin ! A partir de ce moment, ils quittent le monde des citoyens pour s’intégrer à celui des politiciens. Le seul lien qu’ils entretiennent encore avec leur milieu d’origine, c’est celui qui les rattache à l’élection suivante, celle où il leur faudra bien remettre en jeu leur mandat.

Et l’on retrouve alors le syndrome de l’investiture. Les chefs de parti ne se dissimulent même pas pour exercer leur chantage sur les députés : « Si tu ne votes pas ce texte, tu peux dire adieu à ton investiture » est une des phrases qu’on entend le plus souvent dans les allées du pouvoir législatif. Alors le député menacé s’exécute, et dès lors, comme toute victime d’un chantage auquel elle a cédé, il n’a plus le choix qu’entre se soumettre et se démettre. Hormis tel parlementaire qui a décidé de mettre un terme à sa carrière, et encore à la condition qu’il ne guigne pas une promotion dans la Légion d’Honneur, ou tel autre qui s’imagine – à tort - que sa notoriété relative lui permet de s’affranchir des contraintes partisanes et d’agir selon sa conscience, il ne se rencontre jamais de député en rupture de ban. Le système est parfaitement verrouillé.

On comprend, dans ces conditions, que la compétition pour le pouvoir va se jouer selon des règles qui n’ont aucun rapport avec celles qui ont cours dans la vie civile. La compétence dont il faut faire preuve pour diriger une entité économique, pour occuper un poste stratégique dans une entreprise, pour acquérir une réputation permettant de constituer et de conserver une clientèle, est soumise en permanence à l’épreuve des faits et des résultats. Rien de tel en politique. La seule fois où il y a intervention d’un résultat, c’est au moment de l’élection. Mais celle-ci, on l’a vu, dépend de l’investiture - qui elle-même dépend de la docilité de l’impétrant – et de l’état de l’opinion, sur lequel le candidat n’a aucune prise.

Investi par une formation ayant le vent en poupe, le candidat est assuré d’être élu. C’est encore plus facile que de passer le bac actuel avec ses 85 % de réussite. Et ce n’est pas par hasard que nous risquons cette comparaison. Froidement considérés, les politiciens ont à peine le niveau du bac, même s’ils ont dans le passé, réussi à obtenir des diplômes. Mais ils ne sont plus le même homme. L’accession à la politique les a transformés de fond en comble, leur a fait perdre tout souvenir de leur monde antérieur, tout sens de la réflexion et de l’analyse, tout réflexe de combat contre l’injustice, toute notion de l’honneur face aux vexations que leur font subir les puissants de leur camp. Ils sont députés, ils ont 18 000 euros par mois, ils veulent à tout prix les garder : ce sont des hommes morts. Et ce sont ces macchabées qui vont donner un chef à la France !

Alors bien sûr pour réussir à devenir le candidat de son camp, celui qui rêve de la présidence de la République va devoir remplir des critères dont aucun n’est a priori garant de sa compétence à l’exercer. Naturellement, il y a aussi des adhérents dans le parti, mais ils ne comptent pour rien. On ne peut s’imposer à eux que si on a l’aval des vrais décideurs que sont les politiciens professionnels, c’est-à-dire les élus. Or ces derniers n’ont pas qu’un problème d’investiture. Ils ont aussi un problème de majorité électorale. Que vaut une investiture si les actions du parti sont en baisse et si son chef est peu apprécié de l’opinion ?

Celui qui va s’imposer comme le candidat au poste suprême sera celui qui peut remporter la victoire et offrir, comme sur un plateau, des postes de députés à ceux qui l’ont choisi. A partir du moment où ce personnage a mis au point une stratégie de conquête des médias, il ne lui sera même pas nécessaire de réussir dans sa fonction ministérielle, s’il en exerce une. Les médias lui décerneront tous les brevets de succès et d’aptitude qu’il voudra. Quant aux échecs, ils seront systématiquement tus, ou noyés dans le flux de l’information. Les opposants auront beau s’égosiller, on ne les écoutera pas dans la mesure où ils ne passeront pas - ou très peu – dans les médias aux heures de grande écoute et surtout où ils auront les plus grandes peines du monde à faire oublier qu’ils étaient naguère au pouvoir et n’y avaient remporté aucun succès.

C’est ainsi que Nicolas Sarkozy s’est imposé à son camp. Son parcours a démontré qu’il possédait toutes les qualités pour l’emporter face à ses rivaux dans la course à l’Elysée, mais il n’a jamais eu à prouver sa compétence à exercer la fonction présidentielle, puisque même son parcours ministériel, qui aurait pu servir de test, a été continuellement biaisé par la désinformation ambiante en France. La différence avec ses prédécesseurs, Mitterrand et Chirac, c’est que son ascension a été très rapide et n’a pas donné à l’opinion l’occasion de tester sa persévérance et sa capacité de résistance aux coups durs.

Mitterrand et Chirac, chacun à sa manière et selon les circonstances de l’époque, ont dû, un peu à la manière de Mao Tse Tung, accomplir une « longue marche » pour arriver au pouvoir. Mitterrand, qui était une des vedettes de la IVe République, a traversé le désert pendant vingt-trois ans avant d’être élu président. Chirac, entré en politique en 1967, n’a accédé à l’Elysée qu’en 1995, après vingt-huit années de hauts et de bas et de dures épreuves. De Sarkozy on peut dire qu’il a mis trente-trois ans pour arriver au pouvoir, si l’on considère qu’il est entré en politique à l’âge de vingt ans et a été élu président à cinquante-trois. Mais à la différence des deux autres qui, pendant toute leur lente ascension, jouaient en politique les premiers rôles, Sarkozy n’a accédé au premier plan qu’en 2002, quand il est devenu ministre de l’Intérieur et numéro deux du gouvernement. C’est donc en cinq ans qu’il a réussi sa mise en orbite. Une durée bien insuffisante pour que l’électeur puisse vraiment se faire une opinion sur sa personne, n’ayant pas, comme disent les Anglais, « mangé une livre de sel avec lui ».

Un accident n’a jamais une cause unique. Dans le cas de l’élection de Sarkozy, qui constitue un grave accident de la vie publique en France, de nombreux facteurs se sont additionnés pour provoquer la catastrophe. Nous les avons évoqués au cours des pages précédentes. Il faut y ajouter la très longue durée des règnes antérieurs. Mitterrand a accompli deux septennats, Chirac un septennat et un quinquennat. A eux deux, ils cumulent vingt-six années d’un pouvoir certes entamé par trois cohabitations mais qui n’a jamais rien perdu de son côté monarchique. A leur ombre, plusieurs générations d’hommes politiques se sont étiolées. Ne sont plus restés disponibles que de jeunes quinquagénaires, comme Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, qui n’offraient pas plus de garanties de sérieux et de compétence l’un que l’autre. Certains, ignorant la véritable personnalité de Sarkozy, se sont enthousiasmés pour lui, d’autres, face à l’absence de choix, se sont résignés, et c’est ainsi que la France a sauté à pieds joints dans une mare vaseuse où elle va noyer ses derniers espoirs de redressement.

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