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Claude Reichman

Sarkozy, l'homme qui ne sait pas gouverner


 

Chapitre 6

La fête à Sarko

Sarkozy n’a jamais aimé les journalistes. Il leur fait la cour depuis toujours, mais au fond de lui il les déteste parce qu’il dépend entièrement d’eux. Sarkozy est un homme politique totalement atypique : il se moque des réalisations, et même des réalités, et ne s’intéresse qu’à son image médiatique. Certains observateurs en font le prototype du politicien moderne. Ce n’est pas tout à fait vrai, dans la mesure où la plupart des grands dirigeants actuels ou ayant illustré un passé récent attachent un soin jaloux à leur image et savent la construire avec un art consommé. Mais aucun d’entre eux n’a jamais manifesté une aussi complète indifférence aux faits que Nicolas Sarkozy, du moment que leur exploitation et leur réinterprétation à son avantage ajoute quelques traits flatteurs à son portrait médiatique.

Son principal atout, depuis qu’il est devenu ministre de l’Intérieur en 2002 et jusqu’à 2007, a été son image d’homme énergique luttant avec efficacité et détermination contre l’insécurité. Or pendant cette période, et selon les chiffres officiels présentés par le ministère de l’Intérieur en janvier 2008, le nombre de faits constatés d’atteintes à l’intégrité physique sont passés de 362 000 à 433 000 par an, soit une hausse de près de 20 %, et le nombre d’incendies volontaires de véhicules est passé de 35 000 à 45 000 par an, soit une augmentation de 28 %. Il s’agit là de l’insécurité qui touche tout le monde, de celle à laquelle le peuple est le plus sensible. Comment le ministre de la sécurité, en poste pendant pratiquement toute cette période, peut-il bénéficier d’une image flatteuse dans l’opinion alors que chaque année des centaines de milliers de Français ordinaires subissent des violences physiques et voient leurs voitures brûler. « Mais bon sang, c’est bien sûr, dirait le commissaire Bourrel, c’est grâce aux journalistes ! » Ont-ils menti au public ? Même pas. Les chiffres de la délinquance sont régulièrement publiés. Mais ils sont souvent présentés de manière biaisée. On passe rapidement sur les mauvais chiffres et on titre sur les bons. Et surtout on accepte docilement de photographier et de filmer le ministre dans la moindre de ses sorties publiques, et l’on donne un ample écho à la moindre de ses déclarations. C’est ainsi que se construit une image qui n’a aucun rapport avec la réalité.

Mais il s’agit, pour Sarkozy, d’une situation fragile. Il est la merci bien sûr de n’importe quel coup dur de l’actualité, mais surtout du traitement qui en sera fait par les médias. Imaginez que l’un d’eux, un seulement, s’en prenne à l’image usurpée du ministre de l’Intérieur, et que quelques autres suivent : c’est alors tout l’édifice qui s’écroule. Et c’est exactement ce qui va se passer, à un autre sujet, en janvier et février 2008. Mais n’anticipons pas.

Si Sarkozy, donc, déteste les journalistes, c’est parce qu’ils le tiennent à leur merci, même si aucun d’entre eux, dans les grands médias, ne s’est encore risqué, jusque là, à utiliser son pouvoir de nuisance. Ce n’est d’ailleurs pas aux journalistes eux-mêmes que Sarkozy doit son impunité médiatique. Près de 80 % d’entre eux sont de gauche, ne l’aiment pas et le plus souvent le détestent. Mais la direction des grands journaux, des radios et des télévisions est souvent proche des cercles du pouvoir et joue sa partie de façon politique et non informative. Le directeur d’un grand média se sait menacé à tout moment par un oukase du propriétaire qui, possédant d’autres entreprises ayant souvent l’Etat pour client, ne peut se permettre de se fâcher avec ceux qui sont à sa tête. Les hommes politiques passent le plus clair de leur temps à téléphoner aux médias pour se plaindre d’un mauvais traitement ou réclamer que telle de leurs actions soit montée en épingle. Il faut savoir en effet que l’homme politique, quand il est au pouvoir, ne travaille pratiquement pas ses dossiers, pas plus qu’il ne les traite. Son action consiste à se montrer en public le plus possible et à faire en sorte que l’opinion soit informée de ses sorties. Celles-ci sont destinées à démontrer au peuple que le président, le premier ministre et ainsi de suite jusqu’au dernier secrétaire d’Etat, loin de vivre dans une thébaïde, sont proches des préoccupations des citoyens, jusqu’à se rendre à toute occasion sur les lieux où elles trouvent leur expression.

Les médias ont donc un rôle clé dans cette stratégie, et leur contrôle est un enjeu majeur dans la lutte pour gagner le pouvoir ou le conserver. Les faits ont beau être têtus, ils n’existent que dans la mesure où le peuple en est informé. Une bonne politique médiatique, pour un homme de pouvoir, consiste à faire suffisamment peur aux patrons des organes d’information pour qu’ils prodiguent des consignes de silence aux directeurs qu’ils ont nommés et que ceux-ci fassent comprendre à leurs journalistes que ne rien dire de ce qui peut fâcher est, sinon la marque de leur talent, du moins la meilleure garantie de préservation de leur emploi. Et cela marche ! Quel journaliste se risquerait à un dérapage dangereux au moment où la presse recrute peu, quand elle ne licencie pas, et où « les dépenses contraintes », comme l’INSEE le dit des frais occasionnés par tout ce qu’on ne peut pas éviter même s’il ne s’agit pas d’impôts et de cotisations sociales, sont en train de dévorer le revenu net disponible des Français.

Mais est-on certain qu’il ne se trouvera pas, dans le monde médiatique, un individu suicidaire qui se sacrifiera sur l’autel de la vérité et fera s’effondrer tout l’édifice ? Que restera-t-il alors de l’avantageuse statue en pied édifiée au fil des ans à coups de mensonges, de vérités celées, de menaces et d’intox ? Rien. Une réputation se construit très lentement et s’effondre vite. C’est la loi du genre. Seule résiste à un évènement très négatif celle qui repose sur des faits suffisamment ancrés dans la conscience collective pour qu’une soudaine tempête ne l’emporte pas. Tel n’est pas le cas de la réputation de Nicolas Sarkozy. Il sait mieux que personne qu’elle est une construction artificielle, sans armature solide, et qu’un rien peut la détruire. Et c’est à cause de cela qu’il craint et déteste les journalistes. Il sait également que ceux-ci attendent leur heure. A lui de ne leur offrir aucune occasion de lui régler son compte.

Or c’est précisément ce qu’il va faire lors de sa conférence de presse du 8 janvier 2008. L’opération, nullement préparée mais qui trouve ses racines dans la personnalité et la méthode politique de Nicolas Sarkozy, apparaît comme ce qu’on appelle un outing, c’est-à-dire un aveu, souvent prémédité, mais dans le cas de Sarkozy aussi spontané que peut l’être l’explosion d’une nature profonde trop longtemps refoulée, et va se dérouler en deux temps. Premier temps : Je me suis fait élire comme le président du pouvoir d’achat, mais les caisses sont vides, alors circulez, il n’y a rien à voir. Deuxième temps : Vous, les journalistes (il y en a plus de 600 dans la salle des fêtes de l’Elysée où se tient la conférence de presse), vous allez continuer à ne pas faire votre boulot et à dire du bien de moi, ou en tout cas pas de mal, même si vous me détestez. Tenez, d’ailleurs, voilà que ce malheureux Joffrin me pose une question désagréable. Regardez bien ce qui va lui arriver !

Laurent Joffrin est le directeur de la rédaction de Libération, un quotidien de gauche évidemment peu favorable à Sarkozy. Il a demandé au président de la République s’il n’a pas « instauré une forme de pouvoir personnel, pour ne pas dire une monarchie élective ». La question n’est pas bien méchante et n’importe quel politicien expérimenté répondrait en souriant : « Mais non, mais non, où allez-vous chercher tout ça ? » Mais le président de la République élu depuis huit mois se sent si fort, si au-dessus de toute contestation, qu’il va, avec une inconscience rare et une incompétence notoire, fulminer une réponse en forme de philippique, s’en prendre publiquement à un journaliste sans défense et tenter de le ridiculiser à la face de la presse et du monde. Le journaliste n’est évidemment sans défense que dans l’instant. Il ne va pas se lever et apostropher le président en contestant ses arguments avec véhémence : cela ne se fait pas. Quant au soutien des autres journalistes présents, qui semblent ne pas savoir que leur métier comporte le droit à la relance, il ne faut évidemment pas y compter. Joffrin encaisse la bourrasque et ses confrères se font tout petits. Oui, mais voilà : il n’y a plus fin sismographe qu’un journaliste. Le sol tremble sous les pieds de Sarkozy et il ne s’en est même pas aperçu. Les journalistes, eux, ont tout de suite compris. Mauvais sondages aidant, cela va être désormais la fête à Sarko. Et elle ne se terminera – on peut en être sûr – qu’avec sa disparition du paysage.

Des millions de Français ont assisté à la scène, car la conférence de presse était retransmise par plusieurs télévisions. Et ils n’ont pas pu ne pas la ressentir comme un électrochoc. D’un seul coup, le vrai Sarkozy est apparu aux yeux de tous, un politicien sans parole qui renvoie au néant, d’une main négligente, ses engagements les plus solennels, et qui crâne avec insolence face à un parterre soumis de journalistes qu’il ne veut pas vraiment convaincre mais intimider. Sa cote de popularité était en baisse depuis la mi-novembre 2007, à partir du 8 janvier 2008 elle va s’effondrer.

Les commentateurs politiques glosent interminablement sur les raisons de cette chute. Est-ce la vie privée du président qui révulse ses électeurs ? Est-ce l’absence de résultats de sa politique ? Ou bien alors le contraste saisissant entre ces derniers et ses promesses ? Les trois évidemment. Mais les soubresauts de sa vie privée n’auraient pas produit autant d’effets négatifs sur sa cote de popularité si l’opinion avait vu poindre à l’horizon quelques avancées positives et surtout si les premières mesures du nouveau quinquennat étaient annonciatrices d’une véritable rupture. Tel n’était évidemment pas le cas en ce 8 janvier 2008, au moment où l’élu du mois de mai 2007 balançait comme une claque à la figure de ceux qui avaient cru en lui sa formule sur « les caisses vides » de la France et sur son impuissance à les remplir, tout en exécutant devant la presse la parade triomphale du chef auréolé de tous les succès. Il ne fallait pas avoir l’ouïe particulièrement fine pour reconnaître le bruit produit par l’événement : celui de la confiance qui se brise.

Dès lors les journalistes vont se contenter de suivre l’opinion et de faire tout simplement leur métier. Ils le feront d’autant plus volontiers que Sarkozy continue de faire vendre les journaux, comme si les Français souffraient d’une sorte de schizophrénie en continuant de s’intéresser vivement à un président auquel ils ne croient plus. Mais que voulez-vous, si le théâtre, selon le mot fameux, « c’est une reine qui a des malheurs », la politique, dans sa version contemporaine, c’est parfois aussi un président qui divorce et se remarie. Sarkozy fera alors courir le bruit qu’il est victime d’un véritable « lynchage médiatique » et il enverra une de ses ministres traiter, au micro de RTL, les journalistes de « chacals ». Formidable retournement, mais si peu imprévu. Les maîtres de l’illusion ne doivent jamais rater leur tour de magie, sinon en le faisant exprès pour mieux épater l’assistance au tour suivant. Sarkozy n’est plus qu’un prestidigitateur maladroit. Et c’est ce qu’il y a de pire dans un métier où tout repose sur l’agilité des doigts et l’encens des mots. Il ne faudra désormais plus très longtemps pour que son incompétence foncière éclate aux yeux de tous.



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